Fiscalité internationale : Multinationales et impôts : « La filière canadienne »

Une étude canadienne confirme l’appétit des multinationales pour le régime fiscal luxembourgeois. En dix ans, 59 groupes canadiens ont artificiellement transféré 80 milliards d’euros de profits au grand-duché, selon l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (Iris), une organisation basée à Montréal. Ces résultats corroborent les conclusions de l’Observatoire européen de la fiscalité, qui classe le Luxembourg parmi les paradis fiscaux favoris des multinationales.

Un restaurant Burger King au Canada. Au Luxembourg, la chaîne de fast-food n’est pas seulement la « maison du Whopper », mais aussi celle de la dette intragroupe, qui permet à sa maison mère d’éluder une partie de ses impôts. (Photo : Diego Torres Silvestre/Wiki Commons)

Quel appétit quand même ! En 2021, les quelque 640.000 habitant-es du grand-duché ont chacun et chacune dépensé en moyenne 13.000 euros dans les neuf restaurants Burger King recensés dans le pays, soit plus de 1.000 euros par mois et par personne. Ce goût immodéré pour le fast-food a donc permis à la société Burger King 2 (Luxembourg) sarl d’engranger 8,6 milliards d’euros de profits… Ces calculs relèvent évidemment de la pure fiction et « on comprend que cette somme mirobolante ne peut s’expliquer par le seul appétit des Luxembourgeois-es pour le Whopper ou les rondelles d’oignon », relève, avec humour, « L’évitement fiscal depuis le Luxembourg : la filière canadienne ».

Cette étude, publiée en novembre dernier par l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (Iris), se penche sur les stratagèmes d’évitement fiscal mis en œuvre par 280 filiales luxembourgeoises de 59 multinationales canadiennes. En analysant plus de mille documents comptables déposés par ces entreprises au registre de commerce et des sociétés luxembourgeois (RCS), l’institut, basé au Québec, a déterminé qu’elles ont artificiellement transféré plus de 119 milliards de dollars canadiens de profits vers le Luxembourg, entre 2011 et 2021. Soit quelque 80 milliards d’euros dont l’imposition échappe au fisc canadien et à celui des pays où ces entreprises réalisent effectivement leurs bénéfices. Les sommes déplacées ont augmenté de 20 % par an entre 2011 et 2021.

Colin Pratte et Sophie Elias-Pinsonnault, qui signent l’étude, privilégient le terme « évitement fiscal » à celui « d’évasion fiscale », car les stratégies employées, « tout en respectant la lettre de la loi, contreviennent néanmoins à son esprit en diminuant grandement les obligations fiscales d’un contribuable ». « Certains montages paraissent néanmoins à la limite de la légalité », avance Colin Pratte dans un entretien avec le woxx (lire page 6). Quoi qu’il en soit, ces pratiques aboutissent « à la violation du principe fiscal fondamental selon lequel la perception de l’impôt doit se dérouler là où les activités économiques ont lieu », notent les deux auteur-es.

Tous les secteurs économiques canadiens sont concernés par cette fuite des profits, mais l’alimentaire tient le haut du pavé, puisqu’il représente à lui seul le quart des bénéfices transférés dans des filiales luxembourgeoises. « Bien que légal, l’évitement fiscal est toujours une pratique répréhensible, particulièrement lorsque celle-ci se déroule en pleine crise sociale », remarque Sophie Elias-Pinsonnault. « Pendant que les ménages prennent sur leurs épaules la hausse des prix des aliments, certaines entreprises du secteur de l’alimentation ne paient pas leur juste part d’impôt sur les profits réalisés. Ces pratiques sont préoccupantes du point de vue de l’équité, particulièrement en contexte inflationniste », poursuit la chercheuse associée à l’Iris.

Coquilles vides et prêts intragroupe

(Éric Prouzet/Unsplash )

Parmi les entreprises répertoriées par l’étude, Burger King est, avec 18.000 restaurants dans 100 pays, la plus connue du grand public. Depuis 2014, l’enseigne est une filiale de Restaurant Brands International, une holding canadienne basée à Toronto, spécialisée dans la restauration rapide. Au Luxembourg, outre neuf restaurants à l’activité économique bien réelle, Burger King possède huit filiales qui ont au moins deux points en commun : elles n’emploient pas de salarié-es et elles sont toutes domiciliées boulevard Raiffeisen, au Kirchberg. L’adresse est en réalité celle d’Alter Domus, multinationale de services financiers, fondée au Luxembourg et se présentant d’abord comme l’un des plus grands gestionnaires de fonds au monde. Mais elle propose également la domiciliation d’entreprises et du conseil fiscal, notamment en matière de « prix de transfert ». Les huit filiales luxembourgeoises de Burger King, dont celle mise en évidence par l’étude canadienne, ont donc tout l’air de coquilles vides, dont le seul objectif est de minimiser l’imposition du groupe.

Pour en avoir le cœur net, le woxx a néanmoins tenté de contacter par téléphone ces filiales. Peine perdue. Au bout du fil, c’est bien Alter Domus qui répond, et la société se montre incapable de nous mettre en relation avec des salarié-es locaux de Burger King. Nos questions à ce sujet restent sans réponse, si ce n’est un banal « no comment », qui nous est adressé depuis Londres par le département communication d’Alter Domus. Rien que du très classique en la matière et une nouvelle démonstration de la présence toujours prolifique de sociétés boîtes aux lettres au Luxembourg, malgré les dénégations répétées des autorités publiques et des professionnel-les de la place financière.

Tout aussi classiques sont les stratégies employées au grand-duché par les multinationales canadiennes pour minorer leur imposition : « Les états financiers des sociétés établies au Luxembourg que nous avons consultés décrivent un modus operandi fiscal observé chez la majorité des filiales étudiées, soit la méthode de la dette intragroupe transfrontalière », rapporte le document de l’Iris. Autrement dit, une filiale établie dans un paradis fiscal prête, à des taux souvent élevés, des sommes à des filiales ou à la maison mère du groupe, domiciliées dans des pays où elles sont soumises à une imposition « normale ». Ces dernières peuvent alors déduire de leurs profits les intérêts versés à la filiale prêteuse, qui, pour sa part, est établie dans un pays où les gains tirés des intérêts de prêts sont peu ou pas du tout imposés.

À côté de Burger King, l’Iris épingle d’autres multinationales canadiennes qui usent largement de cette technique, comme Cenovus Energy (pétrole), Saputo (produits laitiers) ou encore Thomson Reuters Corp. (technologies de l’information et médias). Pour cette dernière, l’opération « est notamment régie par le traité évitant la double imposition liant le Canada et le Luxembourg », relève l’étude. Parallèlement au stratagème de la dette intragroupe, d’autres multinationales utilisent les prix de transfert ou la propriété intellectuelle, peu imposés au grand-duché, pour échapper aux impôts dans les pays où elles réalisent leurs profits. « Au rang des États qui facilitent ces échappatoires, le Luxembourg constitue une plaque tournante mondiale de l’évitement fiscal », jugent les deux auteur-es de l’Iris. « Le taux d’entreprises par habitant du Luxembourg est le troisième parmi les plus élevés au monde, derrière les îles Caïmans et le Liechtenstein, et devant l’île de Man », appuie l’étude. « La stabilité politique, les taux d’imposition effectifs presque nuls et le réseau étendu d’ententes fiscales bilatérales du Luxembourg expliquent, en partie, pourquoi tant d’entreprises y fondent des sociétés, dont le principal objectif devient dès lors de diminuer l’imposition consolidée de la société mère », déduisent les auteur-es.

« Des montants faramineux »

Cette plongée dans les comptes des multinationales canadiennes a néanmoins été rendue possible grâce à la relative transparence que permet le RCS, faisant du Luxembourg « l’un des paradis fiscaux les moins opaques du monde », reconnaissent le chercheur et la chercheuse de l’Iris. Un point positif, mais qui ne vaut pas une absolution. Il est par ailleurs à noter que, depuis 2021, sur les 59 multinationales incriminées, 24 ont fermé leurs filiales au Luxembourg.

Quant au préjudice subi par les comptes publics canadiens, il est difficile à mesurer : « Il n’est pas possible de proposer une estimation des pertes fiscales encourues, puisque les bénéfices transférés au Luxembourg concernent des revenus générés dans plusieurs pays ayant leur régime d’imposition propre. De plus, les bénéfices transférés au Luxembourg prennent différentes formes – dividendes, intérêts, redevances, etc. – qui ne sont pas systématiquement précisées dans les états financiers. Ces types de revenus ont des règles d’imposition distinctes, ce qui complique l’estimation des pertes fiscales qui en découlent. »

Le but de la recherche de Colin Pratte et Sophie Elias-Pinsonnault n’est pas tant de cogner sur le grand-duché que de souligner l’inaction et la complicité des autorités canadiennes dans cette industrie de l’évitement fiscal. « Tout cela est connu de longue date et le problème est dès lors d’ordre politique », dénonce le chercheur (lire également page 6). Colin Pratte convoque volontiers une anecdote personnelle pour illustrer son propos : « Mon père est comptable, et quand il a découvert l’étude, il m’a dit qu’il n’y a vraiment rien de neuf à tout cela. En 1982, il avait effectué son stage chez Coopers, où il a notamment audité une enseigne de la grande distribution canadienne, aujourd’hui disparue, qui recourait déjà à la stratégie de la dette intragroupe. C’était il y a plus de quarante ans, et on peut imaginer que les montants qui ont échappé aux impôts de cette façon sont faramineux. »

Finalement, l’étude ne peut que constater que, en « dépit d’une médiatisation accrue du phénomène dans les dernières années, la planification fiscale agressive à laquelle se livrent les entreprises multinationales continue d’être pratiquée à grande échelle ». Ce constat vient corroborer celui de l’Observatoire européen de la fiscalité, selon lequel, avec 49 milliards de dollars transférés en 2020 vers des filiales au Luxembourg, le grand-duché occupe la cinquième position dans la liste des paradis fiscaux préférés des multinationales. Dans son « Rapport mondial sur l’évasion fiscale 2024 », publié quelques semaines avant l’étude canadienne, l’observatoire notait que l’évasion fiscale pratiquée globalement par les multinationales n’a pas régressé. Les réformes internationales mises en œuvre sous l’égide de l’OCDE depuis dix ans n’y ont rien changé. À se demander si c’était réellement le but.

L’étude complète est consultable sur le site de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) : iris-recherche.qc.ca

« Unshell » ou pas ?

Laurent Mosar est optimiste : le député CSV est convaincu que la directive « Unshell » restera à l’état de lettre morte. Ce projet de législation européenne, également connu sous le nom Atad 3, vise à mettre fin à l’usage abusif des « coquilles vides » qui servent aux multinationales à minimiser leurs impôts. Selon le texte publié en décembre par la Commission européenne, les entreprises dont 75 % des revenus ne proviennent pas de leurs activités commerciales, mais de transferts transfrontaliers, devront démontrer qu’elles ont réellement de la substance. Dans le cas contraire, elles ne bénéficieront plus de régimes fiscaux avantageux. Ce texte ferait perdre leur rentabilité à une grande partie des 46.000 sociétés à participation financière (soparfis) enregistrées au Luxembourg, a avancé Laurent Mosar sur Chamber TV, en décembre. L’élu évalue à 2 milliards les pertes fiscales pour le grand-duché. Mais « le gouvernement ne donnera pas son accord à un texte qui serait disproportionné, préjudiciable à la compétitivité de notre secteur financier », a-t-il ajouté sur les réseaux sociaux. Surtout, le député conservateur compte sur la prochaine Commission pour enterrer définitivement cette directive qui veut sonner le glas des « sociétés boîtes aux lettres ».


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